CHAPITRE 8
Au Fort de Ruatha, au Weyr de Fort,
à la ferme de Fidello, 3.6.15-17.6.15
Lytol n’était pas parvenu à tirer grand-chose du Harpiste au sujet de ses explorations dans le Sud. Au moment où la fatigue commençait à lui fermer les yeux, Jaxom réalisa brusquement que Robinton avait habilement incité le Régent à se manifester le moins possible dans le Sud.
Avant de s’endormir, Jaxom admira la diplomatie du Harpiste. Pas étonnant qu’il n’ait rien objecté à l’enrôlement de Jaxom parmi les Aspirants. Les plans du Harpiste exigeaient sans doute que Lytol demeurât Seigneur Régent à Ruatha. Le jeune Seigneur apprendrait à Ruth à mâcher la pierre de feu et ne chercherait pas à gouverner le Fort à la place de Lytol.
Le lendemain matin, Jaxom se rendit compte qu’il n’avait pas dû bouger de toute la nuit. Il était raide comme un piquet, et ses brûlures le tourmentaient, ce qui lui rappela la blessure de Ruth. Sans penser à ses propres maux, il rejeta vivement ses fourrures, et, s’emparant du pot de baume, se précipita dans le weyr de Ruth.
Un léger bourdonnement lui apprit que le dragon blanc dormait encore. Lui aussi semblait ne pas avoir bougé de la nuit, car sa patte blessée était toujours dans la même position. Cela facilita la tâche de Jaxom, qui enduisit généreusement sa brûlure d’une bonne couche de baume. Alors seulement il se dit qu’ils devraient peut-être attendre d’être guéris tous les deux avant d’aller rejoindre les Aspirants au Weyr de Fort.
Lytol ne fut pas de cet avis. Jaxom allait au Weyr de Fort pour apprendre à esquiver les Fils, à diriger son dragon pendant une Chute. On voyait bien qu’il n’avait pas esquivé assez vite. C’est pourquoi, après le déjeuner, Jaxom s’envola avec Ruth pour le Weyr.
Deux des Aspirants approchaient, comme lui, de leurs dix-huit Révolutions. Mais il n’aurait pas été peiné d’être le plus vieux du groupe, pourvu que Ruth pût bénéficier d’une formation correcte.
Premier problème à l’entraînement : libérer Ruth de la gêne causée par les innombrables lézards de feu qui venaient se poser sur lui. À peine en avait-il renvoyé une bande qu’une autre surgissait, à la colère de K’nebel, le Maître des Aspirants.
— C’est toute la journée comme ça, partout où vous êtes ? demanda-t-il à Jaxom avec irritation.
— Plus ou moins. Ils… ils surgissent, comme ça. Surtout depuis… ce qui est arrivé au Weyr de Benden.
K’nebel hocha la tête, compréhensif, tout en conservant son air contrarié.
— Je ne crois pas à ces sornettes de dragons crachant des flammes sur les lézards de feu, mais Ruth ne pourra pas s’entraîner correctement si les lézards de feu ne le laissent pas tranquille. Et s’ils ne le laissent pas tranquille, l’un ou l’autre finira par se faire calciner !
Jaxom ordonna donc à Ruth de les renvoyer dès qu’ils apparaissaient. Il leur fallut du temps, mais finalement ils disparurent complètement, et la classe du matin put continuer sans encombre.
Malgré les interruptions, K’nebel fit travailler les Aspirants jusqu’au repas de midi. On fit asseoir Jaxom, par égard pour son rang, à la grande table réservée aux chevaliers-dragons.
Autour d’eux, les lézards de feu s’étaient calmés. Ce qui les intéressait pour le moment, c’était d’abord leur repas, ensuite leur peau. Avec le retour du beau temps, ils avaient commencé à muer et souffraient de violentes démangeaisons. Les images qu’ils projetaient à Ruth n’avaient rien d’alarmant.
Comme toutes ses matinées étaient prises au Fort de Weyr, Jaxom dut renoncer à ses classes aux Ateliers des Harpistes et des Forgerons. Ce qui le soustrayait aux questions pénétrantes de Menolly. Il s’amusa franchement de voir que Lytol lui laissait plusieurs heures de liberté tous les après-midi. Jouant le jeu, il se rendit avec Ruth à la Ferme du Plateau, pour surveiller les progrès du nouveau blé – naturellement.
La femme de son frère approchant de son terme, Corana ne s’éloignait guère de la maison. Elle manifesta un tendre intérêt pour ses brûlures, qu’elle croyait reçues en combat régulier pour protéger le Fort des Fils, et il ne la détrompa pas. Elle l’en récompensa d’une manière qui le soulagea et l’embarrassa à la fois. Il aurait préféré conserver ses ardeurs pour une entreprise plus honnête. Mais il ne s’offusqua pas quand, dans la langueur qui suivit le plaisir, elle lui demanda s’il n’avait jamais eu l’occasion de trouver des œufs de lézards de feu en combattant les Fils.
— Toutes les plages du Nord sont parfaitement explorées, lui dit-il, mais bien sûr, il y a beaucoup de plages inexplorées sur le Continent Méridional.
— Pourriez-vous y aller sans que les Anciens le sachent ?
À l’évidence, Corana ne savait rien des récents événements.
L’idée paraissait simple ; Ruth ne risquait pas de bouleverser des lézards de feu étrangers, puisqu’il semblait les connaître tous.
— C’est possible, je suppose.
Ce qui le faisait hésiter, c’était la difficulté de justifier une absence assez longue. Corana se méprit encore sur sa pensée, et, de nouveau, il n’eut pas le cœur de la détromper.
En s’envolant, Jaxom se dit que les contrecoups de sa récente colère continuaient à faire des rides à la surface de l’eau. Il avait obtenu que Ruth s’entraîne, et, bien qu’il ne gouvernât pas le Fort, il jouissait des prérogatives d’un Seigneur Régnant. Il sourit, savourant la tendresse de Corana. À en juger par son accueil, la Ferme du Plateau ne verrait pas d’un mauvais œil une alliance avec un demi-sang. Ce qui renforcerait sa position aux yeux des Seigneurs Régnants. Faire venir Corana à Ruatha ? Non, ce serait injuste vis-à-vis des autres pupilles, et causerait des difficultés à Brand et à Lytol. Il avait Ruth, il pouvait aller et venir à son gré, il mesurait lui-même le temps qu’il consacrait à Corana.
À sa troisième visite au Plateau, la femme de Fidello était en travail, et Corana, très occupée, n’eut que le temps de s’excuser de l’agitation régnante. Il proposa le guérisseur du Fort, mais Fidello avait un parent assez habile en ces matières, et assura que tout se passerait bien. Jaxom repartit, un peu déçu.
Pourquoi riez-vous ? demanda Ruth, rentrant vers Ruatha à tire-d’aile.
— Parce que je suis un idiot, Ruth. Un idiot.
Je ne crois pas. Avec elle, vous vous sentez bien, pas idiot.
— Il y a seulement une semaine, je n’aurais même pas rêvé d’en arriver à mes fins avec elle. C’est pourquoi je me sens idiot maintenant, Ruth.
Je vous aimerai toujours, répondit Ruth.
Jaxom lui caressa la crête du cou, toujours en proie à sa joie ironique. Au Fort, il apprit que les autres œufs de Ramoth écloraient sans doute le lendemain : il devrait faire une apparition à Benden. Observant ses brûlures en voie de cicatrisation, le Seigneur Régent hocha la tête.
— Tenez-vous en retrait, dit-il. Inutile que tout le monde voie votre folie.
La nouvelle de l’Éclosion imminente parvint au Fort de Fort pendant un exercice de vol en formation. Jaxom s’excusa auprès du Maître des Aspirants, revint à Ruatha pour se changer. Lytol, un lézard de Menolly au bras, lui demanda d’aller chercher la jeune fille : Robinton était déjà au Weyr d’Ista avec le dragon assigné à son Atelier.
Jaxom ne pouvait refuser. Il la prendrait à l’Atelier et l’emporterait au Weyr, si vite qu’elle n’aurait pas le temps de lui poser de questions.
Mais quand Ruth surgit au-dessus de l’Atelier des Harpistes, la colère s’empara de Jaxom. Sur la prairie, il y avait assez de dragons du Weyr de Fort pour emporter la moitié de l’Atelier. Pourquoi ne partait-elle pas sur l’un d’eux ? Il invita Ruth à la prévenir qu’il l’attendait sur la prairie. Aussitôt elle sortit en courant, Beauté, Rocky et Diver voletant au-dessus de sa tête. Elle enfilait sa tunique de vol, faisant passer un petit pot d’une main dans l’autre.
— Démontez, Jaxom, ordonna-t-elle. Je ne peux pas faire ça si vous me tournez le dos.
— Faire quoi ?
— Ne soyez pas stupide. Nous perdons du temps. C’est pour cacher votre cicatrice. Vous ne voulez pas que F’lar et Lessa la voient, non ? Et vous savez que vous ne devez pas remonter le temps.
— J’ai ramené mes cheveux par-dessus…
— Vous pourriez oublier et les repousser machinalement, dit-elle, lui faisant signe de dégager sa brûlure. Là. Juste une touche.
Elle étala le baume sur la balafre, puis sur le poignet de Jaxom, au-dessus de son gant.
— Vous voyez ? Ça égalise la peau, dit-elle. Et voilà. Personne ne devinerait jamais que vous avez des brûlures de Fils.
Puis elle gloussa.
— Que pense Corana de votre cicatrice ?
— Corana ?
— Ne me regardez pas comme ça ! Remontez. Nous allons être en retard. Très astucieux de cultiver la compagnie de Corana. Vous auriez fait un bon Harpiste.
Jaxom remonta, furieux, mais bien décidé à ne pas mordre à l’appât. C’était bien d’elle de le provoquer dans l’espoir de découvrir ce qu’elle cherchait. Eh bien, il ne lui donnerait pas ce plaisir.
— Merci d’avoir pensé au baume, dit-il quand il se fut suffisamment ressaisi. Ce n’est pas le moment d’irriter Lessa, et je suis obligé d’assister à cette Éclosion.
— C’est bien vrai, dit-elle d’un ton qui en disait long.
Jaxom n’eut pas le temps de chercher à quoi elle faisait allusion, car, sans plus attendre, Ruth disparut dans l’Interstice. Quand il ressortit au-dessus du weyr de Benden, Jaxom pensa aux lézards de feu et regarda l’épaule gauche de Menolly.
— Ne vous inquiétez pas. Ils sont en sûreté chez Brekke.
— Tous ?
— Non, par la Coquille. Seulement Beauté et les trois bronzes. Elle va bientôt s’accoupler, et les bronzes ne la quittent pas, dit Menolly en riant.
— Toute la ponte est déjà promise ?
— Comment compter des œufs pas encore pondus ? dit-elle avec reproche. Pourquoi ? Vous en voulez un ?
— Pas moi.
Devant cet aveu, Menolly éclata de rire.
— Qu’est-ce que je ferais d’un lézard de feu ? reprit-il pour mettre les choses au clair. J’ai promis à Corana de lui en trouver un. Elle a été très… gentille avec moi, vous savez.
Il savoura l’air abasourdi de Menolly. Mais elle lui donna une grande bourrade sur l’épaule, et il fit une grimace.
— Attention, Menolly ! J’ai aussi été brûlé à cette épaule.
— Désolée, dit-elle, si contrite que Jaxom se radoucit. Vous avez beaucoup de brûlures ?
— Au visage, à l’épaule et à la cuisse. Elle posa une main sur son autre épaule.
— Écoutez ! Voilà les candidates qui arrivent.
Jaxom dirigea Ruth vers l’Aire d’Éclosion. À l’entrée, Jaxom chercha du regard l’endroit, près de l’arche, où Ruth et lui s’étaient transférés pour rapporter l’œuf. Il eut une bouffée de fierté.
— Jaxom, je vois Robinton. Là, sur le quatrième gradin. Près des couleurs d’Ista. Vous assoirez-vous avec nous ?
Ruth piqua vers le gradin, et plana le temps de laisser Jaxom et Menolly démonter. Robinton semblait changé. Oh, il les accueillit assez aimablement, avec un sourire pour son élève et une tape amicale sur l’épaule de Jaxom, mais il retourna immédiatement à ses pensées, qui, à en juger sur sa mine, étaient moroses. Le Maître Harpiste de Pern avait un visage long et mobile, qui changeait au gré de ses émotions et de ses réactions. Et en cet instant, regardant les candidates avancer sur le sable chaud de l’Aire d’Éclosion, il avait les joues et le front creusés de rides profondes, le regard las et soucieux, la peau flasque. Il avait l’air vieux, fatigué et désolé. Pern privée de son humour et de sa sagesse, de sa clairvoyance et de sa curiosité toujours en éveil ? Jaxom, atterré, détourna la tête.
Un bourdonnement pressant rappela son attention sur l’Aire d’Éclosion. Ramoth était là, alors qu’il n’y avait pas d’œuf de reine. Il préférait ne pas affronter ses yeux qui roulaient, flamboyant de reflets rouges, ou sa tête qu’elle pointait vers les candidats. Au lieu de se mettre en cercle autour des œufs qui oscillaient sur le sable, les jeunes gens restaient serrés les uns contre les autres.
— Je ne les envie pas, dit Menolly à voix basse.
Le dragonnet nouveau-né chancela, piqua du nez dans le sable chaud, se releva, éternua et repartit. Ramoth claironna un avertissement, et les candidats les plus proches s’écartèrent. L’un d’eux, un grand garçon aux cheveux noirs, aux longues jambes et aux genoux osseux tout écorchés, faillit tomber sur le petit dragon. Battant follement des bras, il retrouva son équilibre et allait se remettre à reculer quand son regard rencontra celui du dragonnet brun. L’Empreinte était faite !
J’étais là. Vous étiez là. Maintenant, nous sommes ensemble, dit Ruth, réagissant à l’émotion de Jaxom.
— C’est si vite fait, dit Menolly avec regret. Dommage que ça ne dure pas plus longtemps !
Ramoth se dandinait en regardant avec fureur les couples qui s’éloignaient.
— Croyez-vous que son humeur va s’améliorer ? demanda Menolly.
Robinton adressa un sourire chaleureux à son élève.
— Dommage que nous ne puissions pas différer la suite de la réunion. On croirait que Ramoth inspectait les candidats pour voir si elle flairait sur eux quelque chose du Weyr Méridional, dit-il avec humour.
Jaxom le regarda. Le Harpiste ne venait-il pas d’avoir une brusque illumination à son sujet ?
— Je ne suis pas certain qu’un tel examen me plairait en ce moment, ajouta-t-il, haussant brièvement un sourcil.
Menolly toussa, les yeux rieurs. Ils étaient récemment allés dans le Sud. Qu’avaient-ils découvert ?
Par la Coquille, se dit-il, soudain inquiet, les Méridionaux savaient qu’aucun d’eux n’avait rapporté l’œuf. Et si Robinton l’avait appris ?
Un sifflement furieux, parti de l’Aire d’Éclosion, provoqua des remous dans l’assistance. Un œuf s’était fendu, mais Ramoth le protégeait de son aile, et aucun candidat n’osait approcher. Mnementh gronda de l’extérieur, et les bronzes présents se mirent à bourdonner. Ramoth leva la tête et émit un défi claironnant. Mais le grondement de Mnementh lui lançait un ordre impérieux.
Ramoth est bouleversée, dit Ruth à Jaxom.
Le dragon blanc s’était discrètement retiré et prenait le soleil au bord du lac du Bassin. Mais il n’en savait pas moins ce qu’il se passait sur l’Aire d’Éclosion. Mnementh lui dit qu’elle est idiote. Que les œufs doivent éclore, et que les dragonnets doivent recevoir l’Empreinte. Alors, elle n’aura plus à se soucier de leur sort. Ils seront en sécurité avec leurs maîtres.
Le bourdonnement des bronzes s’intensifia, et Ramoth, toujours révoltée contre le cycle de la vie, s’écarta lentement des œufs. Un candidat, resté bravement au premier rang, s’inclina cérémonieusement devant elle, puis s’avança vers l’œuf brisé dont émergeait un jeune bronze qui, avec de petits gémissements, cherchait à trouver son équilibre sur ses pattes chancelantes.
— Ce garçon a de la présence d’esprit, dit Robinton. C’est exactement ce qu’il fallait à Ramoth. Elle roule les yeux plus lentement et replie ses ailes. Très bien. Très bien.
Suivant l’exemple de leur camarade, deux autres candidats s’inclinèrent devant Ramoth, puis s’avancèrent vers les œufs qui se balançaient sous les efforts des dragonnets pour percer leurs coquilles.
— Regardez, il a obtenu le bronze ! Il le mérite ! dit Robinton en applaudissant, comme le nouveau couple se dirigeait vers la sortie de l’Aire.
— Qui est ce garçon ? demanda Menolly.
— Il est du Fort de Telgar ; il a la carrure et le teint du vieux Seigneur – et son intelligence.
— Le jeune Kirnety du Fort de Fort a un autre bronze, s’écria Menolly, ravie. Je vous l’avais bien dit !
Jaxom regardait quatre garçons en cercle autour d’un gros œuf aux taches vertes. Le dragonnet émergea, secoua les fragments de coquille collés à son corps et regarda les garçons l’un après l’autre.
— Et il y a des déceptions, dit Jaxom, comme le petit brun, écartant les candidats, s’avançait sur le sable en remuant pitoyablement la tête.
Ils se levèrent pour partir.
— Je peux venir avec vous cette fois ?
— Pour me protéger, Menolly ? dit le Harpiste, lui posant la main sur l’épaule et lui souriant avec affection. Non. Ce n’est pas une réunion plénière, et je ne veux gêner personne en venant avec vous.
— Lui, il peut… dit Menolly, le regard furieux, montrant Jaxom du pouce.
— Je peux quoi ?
— Lytol ne vous a pas dit que le Conseil est convoqué après l’Empreinte ? demanda le Harpiste. Ruatha doit être représenté.
— Vous êtes le Maître Harpiste, ils ne pourraient pas vous exclure, dit Menolly d’un ton pincé.
— Quelle raison aurait-on de l’exclure ? demanda Jaxom, étonné de l’insistance de Menolly.
— Merci de votre sollicitude, dit Robinton, mais tout passe avec le temps. Je ne suis ni blessé ni lassé. Et une fois que Ramoth aura mangé, je n’aurai plus à craindre de me faire dévorer par un dragon.
La reine se dirigeait vers la sortie de l’Aire, et, sous leurs yeux, elle prit son vol.
— Là, vous voyez. Elle va manger, dit le Harpiste. Je n’ai plus rien à craindre. Ah, voilà Fandarel.
Les Maîtres Artisans se saluèrent avec plus de solennité que n’en exigeait d’habitude une Éclosion. Tout annonçait une réunion exceptionnelle. Jaxom se demanda pourquoi Lytol n’était pas là. Il avait accepté de soutenir Robinton, Jaxom le savait.
— Alors, dit Fandarel, vous m’abandonnez pour votre passe-temps préféré, mon garçon ?
— Simple entraînement, Maître Fandarel. Tous les dragons doivent apprendre à mâcher la pierre de feu.
— Sur mon âme, je n’aurais jamais cru qu’il vivrait assez vieux pour en arriver là, s’écria Nicat, le Maître Mineur.
— Ruth se débrouille très bien, merci.
— Le temps passe si vite, Maître Nicat, dit Robinton, suave, qu’on retrouve adultes ceux qu’on avait quittés enfants.
Nicat, marchant à côté de Jaxom, gloussa.
— Alors, vous apprenez au petit blanc à mâcher la pierre de feu, hein ? Il y a des matins où nos provisions semblent avoir diminué.
— Maître Nicat, je m’entraîne au Weyr de Fort, où Ruth a toute la pierre de feu nécessaire.
Ses yeux se posèrent brièvement sur la joue brûlée de Jaxom et son sourire s’élargit.
— Vous aviez des candidats aujourd’hui ? demanda poliment Jaxom.
— Un seul. Mais si vous avez des œufs de lézards de feu en trop, un couple m’arrangerait bien.
Nicat se souciait sans doute peu que Jaxom ait prélevé quelques sacs de pierre de feu aux mines.
— Je n’en ai pas pour le moment, mais on ne sait jamais quand on va en trouver.
— Je vous disais cela en passant. Ils sont très efficaces contre ces détestables serpents-fouisseurs, sans compter qu’ils sont très habiles à découvrir les poches de gaz que nous ne sentons pas. Et pour l’instant, nous ne trouvons que des poches de gaz.
Le Maître Mineur avait l’air soucieux. Jaxom se demanda ce qu’il y avait dans l’air. Il aimait bien Maître Nicat, et, pendant ses leçons dans les mines, il avait appris à respecter le petit artisan trapu, au visage noirci. Montant l’escalier taillé dans le roc menant au weyr de la reine, Jaxom regretta d’avoir promis de ne pas remonter le temps. Son temps ordinaire était trop bien rempli pour faire un saut dans l’Interstice vers les plages du Continent Méridional et y chercher une ponte. Il aurait voulu apporter un œuf à Maître Nicat… et aussi à Corana.
Comme ils arrivaient devant l’entrée, un dragon bronze apparut au-dessus des Pierres de l’Étoile, claironnant son nom. Le dragon de guet lui répondit. Tout le monde s’était immobilisé. Par la Coquille et ses Fragments, on était nerveux à Benden ! Jaxom se demanda qui venait d’arriver.
Le Chef du Weyr d’Ista, lui dit Ruth.
D’ram ? Il n’était pas obligatoire pour les Chefs des autres Weyrs d’assister aux Éclosions, mais, à moins de Chute imminente sur leurs terres, ils y venaient généralement – surtout à Benden. Jaxom se rappela ce qu’avait dit le Maître Harpiste de la Dame de D’ram. Fanna allait-elle plus mal ?
Nicat le quitta en arrivant dans la Salle du Conseil. Jaxom jeta un seul regard sur Lessa, assise dans l’immense fauteuil de pierre de la Dame du Weyr, le visage renfrogné, et alla vivement se cacher dans un coin de la salle. À cette distance, même ses yeux perçants ne pourraient pas repérer sa brûlure à la joue.
D’ram arriva en compagnie de F’lar et d’un homme plus jeune que Jaxom ne connaissait pas, quoiqu’il portât les couleurs de second d’escadrille. Frêle et desséché, D’ram semblait s’être ratatiné en une Révolution. Il s’était voûté, et avançait d’une démarche hésitante.
Pour honorer son hôte, Lessa se leva vivement et alla à sa rencontre, les mains tendues, le visage compatissant.
— Nous sommes réunis comme vous l’avez demandé, D’ram, dit Lessa, l’invitant à s’asseoir près d’elle et lui versant une coupe de vin.
D’ram la remercia de son accueil, but une gorgée de vin, mais, au lieu de s’asseoir, se tourna face à l’assemblée.
— Vous êtes au courant de ma situation, dit-il d’une voix hésitante.
Il s’éclaircit la gorge, prit une profonde inspiration et poursuivit :
— Je désire abdiquer. Aucune de nos reines n’est prête à s’accoupler, mais je n’ai pas le cœur de continuer plus longtemps. Mon Weyr est d’accord. G’dened – il montra l’homme arrivé avec lui – a conduit sur son Barnath les deux dernières attaques contre les Fils.
Il redressa les épaules avec effort.
— Caylith est la reine la plus ancienne, et Cosira fera une bonne Dame du Weyr. Barnath s’est déjà accouplé avec Caylith, et il en est résulté une bonne ponte.
Un instant, il hésita et regarda Lessa, l’air soucieux.
— Autrefois, quand un Weyr n’avait plus de chef, le premier vol nuptial de la reine était ouvert à tous les jeunes bronzes. C’était une façon équitable de choisir un nouveau chef. Je demande maintenant l’application de cette coutume.
— Vous devez être bien sûr de Barnath, dit R’mart du Weyr de Telgar, d’un ton réprobateur qui couvrit les murmures de surprise.
G’dened, souriant, évitait les regards.
— Je veux le meilleur chef pour Ista, dit D’ram, froissé. G’dened a prouvé sa compétence à ma satisfaction. Mais il doit la prouver à tous.
F’lar se leva, demandant le silence d’un geste.
— Je ne doute pas que G’dened n’ait de fortes chances, R’mart, mais l’offre de D’ram n’en est pas moins extrêmement généreuse. J’informerai tous mes chevaliers bronze, mais, pour ma part, je n’autoriserai ce vol qu’aux dragons bronze qui n’ont pas encore eu l’occasion de couvrir une reine. Il serait injuste d’imposer trop de concurrents à Barnath, n’est-ce pas ?
— Caylith n’est-elle pas une reine de Benden ? demanda le Seigneur Corman du Fort de Keroon.
— Non, elle est née d’un œuf de Mirath. C’est Pirith qui vient de Benden.
— Caylith est une reine des Anciens ?
— Caylith est une reine d’Ista, dit F’lar, vivement mais fermement.
— Et G’dened ?
— Je suis un Ancien, dit-il d’un ton tranquille, et son visage ne manifestait pas le moindre embarras.
— Il est aussi fils de D’ram, dit le Seigneur Warbret du Fort d’Ista, comme si cette qualité pouvait aplanir les réticences de Corman.
— Bon chien chasse de race, répliqua celui-ci.
— Il est question de ses qualités de chef, non de sa Lignée, dit F’lar. La coutume est bonne…
— Je veux simplement le meilleur chef pour mon Weyr, répéta D’ram. Et c’est la seule façon de s’en assurer. La seule façon équitable.
Tous les Chefs de Weyr semblaient d’accord. Normal, car leurs chevaliers avaient tout à y gagner. Jaxom espérait quand même que Barnath couvrirait Caylith. Ce qui prouverait qu’il y avait encore de solides qualités chez les plus jeunes des Anciens. Et personne ne pourrait rien trouver à redire contre le nouveau Chef d’Ista.
— J’ai exposé les intentions d’Ista, dit D’ram. Je dois maintenant prendre congé.
Tout le monde se leva à son départ, mais il ne redressa pas la tête. Jaxom se demanda s’il avait remarqué cette manifestation spontanée de respect, et sa gorge se serra.
G’dened s’inclina à son tour.
— J’informerai tous les Weyrs quand Caylith sera prête pour son prochain vol nuptial.
Puis il sortit rapidement rejoindre D’ram.
Les Chefs de Weyr manifestèrent une satisfaction unanime. Les autres étaient plus divisés.
Le Seigneur Begamon du Fort de Nerat paraissait irrité.
— Les Weyrs ont-ils découvert qui avait volé l’œuf ? reprit-il. Et qui l’a rapporté ? Je pensais que c’était de cela qu’on allait parler aujourd’hui.
F’lar, tenant la main de Lessa, marchait vers la sortie.
— Eh bien, nous avons vécu une autre Éclosion, dit-il joyeusement. Occasion de réjouissances pour nous tous. Il y aura du vin en bas.
Et les deux Chefs du Weyr quittèrent la salle.
— Je ne comprends pas, dit Begamon, troublé, se tournant vers son voisin. Je croyais qu’on apprendrait du nouveau aujourd’hui.
— C’est le cas, dit F’nor, qui passait près de lui en tenant Brekke par la main. Vous avez appris que D’ram abdique son commandement à Ista.
— Mais… Ils ne vont pas laisser les Anciens les insulter sans réagir ?
— Contrairement aux Seigneurs, dit N’ton, les chevaliers-dragons ne sont pas libres de s’abandonner à leurs passions aux dépens de leur principal devoir, qui est de protéger Pern contre les Fils.
Les deux Seigneurs sortirent. Begamon protestait encore contre le manque d’informations. Jaxom les suivit.
Ce ne fut pas le banquet d’Éclosion le plus mémorable ni le plus joyeux. Jaxom ne chercha pas à démêler si cela venait de la démission de D’ram ou du vol de l’œuf. Il était mal à l’aise avec Menolly, qu’il soupçonnait de savoir qui avait rapporté l’œuf. Il ne comprenait pas pourquoi elle se taisait. Il n’avait pas particulièrement envie de s’asseoir à table avec F’lessan et Mirrim, qui pourraient remarquer ses brûlures. Il aurait été mal à l’aise aux tables principales auxquelles son rang lui donnait droit. Oharan, le Harpiste du Weyr, était venu chercher Menolly, et il les entendait chanter. S’il y avait eu des chants nouveaux, il serait resté avec eux, pour faire partie d’un groupe. Mais les Seigneurs réclamaient leurs ballades favorites, de même que les fiers parents des nouveaux chevaliers-dragons.
Il quitta le banquet avec Ruth aussi vite que la courtoisie le permettait. Pendant qu’ils décrivaient des cercles au-dessus du Fort de Ruatha, Jaxom commença à s’inquiéter des réactions de Lytol. Son tuteur serait bouleversé par la mort de Fanna et le suicide de sa reine. Il serait peiné par la démission de D’ram, qu’il respectait. Que penserait-il du vol nuptial ouvert ?
Lytol se contenta de hocher sèchement la tête en émettant un grognement, puis demanda à Jaxom si l’on avait encore discuté du vol de l’œuf. Au récit des plaintes du Seigneur Begamon, il poussa un second grognement de mépris. Puis il demanda s’il y avait des œufs de lézards de feu ; deux petits vassaux lui en demandaient. Jaxom dit qu’il poserait la question à N’ton le lendemain matin.
— Les lézards de feu ne sont pas en odeur de sainteté ; je me demande bien pourquoi tout le monde en veut, remarqua N’ton quand Jaxom lui transmit la requête. Ou peut-être est-on persuadé que personne n’en voudra, et que c’est le moment favorable pour en obtenir un. Non, je n’en ai pas. Mais je voulais vous parler. Demain, il y aura une Chute dans le Nord, et le Weyr de Fort volera avec le Weyr des Hautes Terres. Si nous devions protéger Ruatha, je vous aurais demandé de combattre parmi les Aspirants. Mais ce n’est pas le cas ; alors, il vaut mieux vous abstenir. Vous comprenez ?
Jaxom comprenait, mais voulait savoir s’il pourrait combattre avec Ruth la prochaine fois que les Fils tomberaient sur Ruatha.
— J’en ai discuté avec Lytol, dit N’ton, les yeux rieurs. Selon lui, vous serez si haut qu’aucun Ruathien ne réalisera que son Seigneur est en train de risquer sa vie. Je ne tiens pas à ce que la vérité parvienne à Lessa ou F’lar par un tiers.
Le lendemain matin, pendant que le Weyr combattait les Fils, Jaxom et Ruth se rendirent donc au lac pour un bon nettoyage suivi d’une baignade. Pendant que les lézards de feu lavaient les crêtes de son cou, Jaxom brossait soigneusement sa cicatrice à la patte.
Soudain, le dragon blanc gémit. Jaxom remarqua que les lézards de feu avaient interrompu leur travail. Tous les animaux, la tête penchée, semblaient écouter quelque chose que Jaxom ne pouvait entendre.
— Que se passe-t-il, Ruth ?
La femme meurt.
— Ramène-moi au Fort, Ruth. Vite.
Le froid terrible de l’Interstice gela sur lui ses vêtements mouillés, et il serra les dents. Frissonnant de la tête aux pieds, Jaxom jeta un coup d’œil au dragon de guet sur les crêtes de feu. Curieusement, il somnolait au soleil, au lieu de se lamenter.
Maintenant, elle n’est pas encore morte, dit Ruth.
Jaxom mit un moment à comprendre que Ruth, de sa propre initiative, avait remonté le temps jusqu’à l’instant précédant l’alarme des lézards de feu.
— Nous avons promis de ne pas remonter le temps, Ruth.
Les circonstances le justifiaient, mais il n’aimait pas violer sa parole, pour quelque raison que ce fût.
Vous avez promis. Pas moi. Lytol va avoir besoin de vous.
Ruth déposa Jaxom dans la Grande Cour, et le jeune Seigneur monta les marches en courant. Il demanda à une servante où se trouvait le Seigneur Lytol. Avec Maître Brand, croyait-elle. Jaxom alla prendre une outre de vin dans la dépense, emporta deux coupes, et monta quatre à quatre les marches menant au hall intérieur. Poussant la lourde porte intérieure de l’épaule, il souleva le loquet du coude droit, et, reprenant son élan, enfila au pas de course le couloir menant chez Brand.
À l’instant précis où il surgissait en coup de vent, le lézard bleu de Brand adopta la même attitude d’écoute que les lézards du lac.
— Que se passe-t-il, Seigneur Jaxom ? s’écria Brand en se levant.
Le visage de Lytol exprima sa désapprobation à une entrée si peu cérémonieuse, et il allait parler quand Jaxom lui montra le lézard de feu.
Le bleu s’assit soudain sur sa croupe, déploya ses ailes et émit le long ululement strident qui était la lamentation funèbre des lézards de feu. Lytol devint livide. Ils entendirent alors les cris perçants de Ruth et du dragon de guet, pleurant de conserve le trépas d’une reine dragon.
Jaxom remplit vivement une coupe et la tendit à Lytol.
— Je sais que ça ne supprime pas la douleur, dit-il abruptement, mais vous pouvez vous enivrer au point de ne rien entendre et de ne rien vous rappeler.